dimanche 3 février 2013

Tout autre sur le site de Vogue


Généalogie de l'écart
 
François Meyronnis a 50 ans et n'a jamais travaillé pour gagner sa vie. Depuis 34 ans, il passe toutes ses après-midi dans le même café. « Tout autre » est son cinquième livre.
François Meyronnis est écrivain. Il a 50 ans et n'a jamais travaillé pour gagner sa vie. Depuis trente-quatre ans, il passe toutes ses après-midi dans le même café à lire et prendre des notes pour les pages qu'il rédigera chez lui le lendemain matin. Il n'est pas rentier, loin de là. Son caractère passe entre autres par ce retrait, assumé, entier, comme principe de liberté. Autant dire tout de suite que l'individu dénote dans le paysage littéraire. « Tout autre » est son cinquième livre.
« Ce que je peux écrire devient difficilement représentable par les médias : j’écris pour approfondir l’écart. Et plus j’écris et moins je deviens représentable. Il y a un moment où cela devient vertigineux, la cohérence est moins visible. J’ai alors ressenti un point litigieux, et j’ai voulu faire un livre autour du litige. Prenons les choses depuis l’origine me suis-je dit et racontons le litige. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quels choix existentiels cela implique-t-il ? J'ai eu envie de faire la généalogie de cet écart. D’où l’aspect autobiographique... Ce litige n’est pas que intellectuel, ça vient de bien plus loin. En écrivant, je me suis découvert sur certaines choses : mon rapport avec les invisibles et les origines par exemple. »
Répétons-le, dire que François Meyronnis est une figure à part dans le milieu littéraire relève de la litote. Ce n'est pas qu'il se jouerait de quelques archétypes, ou archaïsmes pour être plus précis, propres à Saint-Germain. Mais cet homme qui travaille tous les jours depuis l'âge de ses 18 ans au café Sélect manie avec facétie l'art du trompe-l'oeil. Avec ses airs d'aristo louis-phillippard, sa connaissance à toute épreuve des généalogies royales, il pourrait en agacer plus d'un parmi les bien-pensants médiatiques. Ce serait alors mettre de côté une véritable érudition : philosophie, gnose, kabbale, etc. Peu de domaines lui échappent… Mais ce serait surtout rester à la surface des choses et ignorer la complexité d'un personnage habité par la littérature dans ce qu'elle devrait nous offrir de plus intense et qui nous raconte dans Tout autre comment il en a fait Monde.
À propos du Sélect, Meyronnis dit : « J’aime cet endroit. Il y a toujours eu beaucoup d’irréguliers, de gens étranges, le tout très mélangé, des intellectuels, des écrivains, des malfrats, des escrocs... Toutes sortes d’individus… J'ai élu cet endroit pour ça. » De cet homme donc, qui ne possède ni mail ni portable, émane une volonté farouche d'user de tout ce qui pourrait corrompre le langage, l'ordre et la règle pour commencer, lui qui s'appropria la langue d'une manière bien singulière préfère les irréguliers : « Très tôt, j’ai ressenti à quel point j’étais étranger, tout ce que l’on voulait me transmettre, je ne pouvais le métaboliser, si je l’avais fait je serais mort. Le viatique, le petit brouet de la classe moyenne engendrait en moi un ennui profond et une colère sans limite. Tout ça précédait ma conscience et ce qui m’a remis en vie est une attention au temps, aux noms, à la parole... Même apprendre à lire, je n’ai pu le faire par des biais naturels, il y a fallu cette rencontre avec  une charmante orthophoniste grecque et un livre qui parle d’un Chinois qui traverse sa propre mort... J’ai voulu apprendre à lire ce livre, et je l’ai fait. Mais sinon, encore aujourd’hui, je ne sais quasiment pas compter. ».
Aucune chance que vous ne le trouviez sur Facebook en train de se laisser aller à la pseudo-communication permanente. L'exergue de Tout autre est cette phrase de Marilyn Monroe : «  Je me sens comme si je ne faisais plus du tout partie de l'humanité. » Meyronnis n'est pas du genre à manifester le moindre esprit de troupe, et disons-le tout net : ça fait du bien de voir un écrivain ne s'échinant pas à jouer sur tous les fronts du langage au service de sa petite publicité médiatique, labellisé ou pas. 
François Meyronnis écrit dans Tout autre à l'aune d'un très beau passage sur le peintre Basquiat : « Ce qu'on nous laisse ? Un spectre du présent, d'où la vie vivante est exclue. Non seulement il nous prive du passé comme du futur, mais il harponne aussi, à hauteur de bouche, la profondeur diaphane de l'instant. » Et son dernier livre est à lire dans ce sens-là : qu'il se retrouve une parenté avec Dante, évoque la violence que fut pour lui enfant le formatage scolaire, ou bien encore, qu'il engage une conversation imaginaire avec Michel Houllebecq sur un état des lieux de la littérature occidentale, qu'il choisisse les figures du peintre Basquiat, du poète Lautréamont ou de l'écrivain Dostoïevski comme planche de salut, Tout autre est un livre qui sort des gonds habituels et bien huilés de la littérature tout en reprenant les incontournables. S'attaquer aux textes, se choisir des maîtres, porter un regard singulier, s'arrêter sur un nom, une prémonition ; et surtout, comprendre ainsi comment se forme un esprit, d'ou ça vient ? Tout autre est cette genèse à voir et la méthode qu'il emploie ne manque pas d'intérêt.
François Meyronnis raconte des histoires, son histoire. Il a l'élégance de croiser le fer littéraire avec une acuité et un humour qui n'exclut ni l'art, ni l'accorte folie nécessaire pour tenir position fasse à notre époque formatée qu'il abhorre joyeusement. Pour reprendre le titre d'Antonin Artaud, autre incontournable de Meyronnis, nous avons là un anarchiste couronné doublé d'un franc-tireur, et c'est assez rare pour y aller voir.
Tout Autre est publié aux éditions Gallimard. Crédit photo : C. Hélie / Gallimard.
Par John Jefferson Selve

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mardi 27 novembre 2012

"L'exception Meyronnis", Olivier Rachet pour la Librairie Zadig

« Tout autre. Une confession » de François Meyronnis

« Tout autre. Une confession » de François Meyronnis
« L’exception Meyronnis »
Cela débute comme un récit d'enfant rebelle ayant eu raison de tous ses dédains puisqu'à l'image de Rimbaud mais aussi de Lautréamont, il s'évade. Affranchissement des codes, franchissement des lignes, avènement à la parole en tant que parole, l'autoportrait que nous livre François Meyronnis dans Tout autre est celui d'un paria ayant réussi à déserter les impératifs catégoriques des familles et des sociétés. Paradoxe ultime de celui qui revendique son appartenance au groupe de ceux qui refusent le commun, le social, l'individu aplani par les idéaux universalistes et égalitaristes des Lumières. François Meyronnis est un autre, tous les autres et se retrouve tout autant dans cette lignée familiale qui le rattache à un prince toscan du XIIIe siècle qui aurait commis le sacrilège d'assassiner un prêtre, à ce rebelle corse de la Renaissance, Ferrante della Muracciole, que dans les légendes du peuple Dogon ayant érigé la figure du Renard pâle en mythe des origines de l'écriture.
L'unicité du soi est un leurre qui nie l'absolue singularité des expériences à travers lesquelles on arrive à se dessaisir de l'empire du moi, de la gangue étouffante qui nous assigne à l'identité du même. A l'image des mystiques touchant le puits sans fond du réel, Meyronnis trouve en l'écriture le remède, le pharmakon cher à Derrida, lui permettant de dépasser les limites de sa condition de vivant. Aux mortels qui s'engluent dans le brouillard d'une existence devenue aujourd'hui interchangeable, réduite à une pulsion comptable mortifère, l'auteur oppose la malédiction de celui qui, chamane, sorcier, peintre ou poète, fut élu afin d'embraser à travers les noms l'avilissement de toute langue réduite à la simple tâche de communiquer et de rassembler. À l'instar de Basquiat enjambant son propre squelette pour étreindre en lui la violence du réel contre lequel on se cogne, l'écrivain est celui qui "met la parole en état d'émulsion."
Tout autre se présente ainsi à nous comme le récit d'une scission à l'intérieur de soi mais tout aussi bien à l'intérieur de la République des Lettres elle-même qu'en compagnie de son acolyte, Yannick Haenel, François Meyronnis déserte depuis une quinzaine d'années. Première esquisse d'une histoire de la revue Ligne de risque qui reste encore à écrire, cette confession situe l'entreprise de leurs auteurs en marge de la production naturaliste qui leur est contemporaine et dont Michel Houellebecq, l'homme à la parka, constitue le fer de lance. En s'offrant comme un dialogue intertextuel ininterrompu avec tous les saints ressuscitables à souhait des anciens temps, des taoïstes aux prêtres védiques en passant par les talmudistes mais aussi par Rilke, Heidegger ou Jean Genet, l'oeuvre à la fois singulière et chorale de Meyronnis dont Prélude à la délivrance écrit en collaboration avec Haenel fut l'un des points d'orgue, constitue une exception de ce que la littérature française a pu produire de plus flamboyant depuis Bossuet. Ce qui est grand se tient dans la tempête.

Olivier Rachet
Tout autre. Une confession, François Meyronnis
Gallimard, 2012
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